dimanche 8 octobre 2023

Luthiers amateurs

mise en ligne le 17/12/2013
mise à jour le 11/11/2021 : ajout d'un violon T. Carey
mise à jour le 5/1/2022 : ajout de Jules Gantiez
mise à jour le 8/10/2023 : ajout d'infos sur T. Carey

La lutherie a toujours attiré les amateurs, et certains sont même devenus des professionels. Voici quatre exemples régionaux : Léon Vanstaevel à Ghyvelde, Yoska Pokker à Lens, Théophile Carey à Dunkerque et Jules Gantiez à Arras.


Léon Vanstaevel (1881-1973)


photo Laurent Claeys


Nord Matin en 1966 : "Ghyvelde : comment à 80 ans, on ajoute une corde à son… violon. Oh ce ne sont pas des Stradivarius, mais si l'amour et la minutie suffisaient à engendrer la qualité d'une œuvre, les deux violons de M. Vanstaevel seraient de pures merveilles. Qu'en sait-on d'ailleurs, puisque nul n'a jamais frotté l'archet sur leurs cordes ?
Né voici 85 ans à Ghyvelde, M. Vanstaevel est un vieillard sans histoire. Il n'a jamais habité une autre terre que celle de sa naissance et son village l'a vu successivement ouvrier agricole jusqu'à quatorze ans, puis accordéoniste. Cet instrument était alors peu répandu en Flandre française et Léon Vanstaevel se tailla rapidement une solide réputation d'animateur de bal. Il en devint assez riche pour s'offrir un café : "Au  Rosendaël" qu'il exploita jusqu'en 1932. Un fils, lui était né, Camille, qui reprit bientôt l'accordéon de papa et le "père Léon" chercha d'autres passe-temps.
C'est ainsi que notre homme s'amusa à fabriquer de toutes pièces une dizaine d'accordéons et quelques "grosses caisses" — "des Jazz-band" nous précise-t-il en clignant un œil malicieux. Il en fit cadeau à son fils.
Puis un beau jour, il eut l'idée de fabriquer un violon… avec des bâtons d'allumettes ! Nul ne peut préciser le sort de cet étrange instrument mais M. Vanstaevel avait ce jour là pris goût à la chose : il fabriquerait des violons.
Il y a cinq ans environ, sans plan, sans modèle, sans savoir jouer de cet instrument, il se mit à la tâche. Ses premiers essais furent des échecs quand il tenta de "former" le bois de la caisse… Et puis il découvrit qu'il fallait le tailler dans la masse, que certains bois possédaient les qualités nécessaires à certaines pièces, que les couches de vernis devaient se succéder de telle manière, etc… Fabriquer un violon n'est pas une mince affaire.
Et voici comment aujourd'hui, M. Vanstaevel peut nous faire admirer ses deux super-productions en panama, ébène, palissandre et érable ; deux violons qui rendent — ma foi — un son de violon tout à fait pur. Petit-être l'oreille d'un spécialiste pourrait-elle y déceler les éléments d'une flatteuse appréciation.
"Voyez-vous, déclare le bonhomme, c'est bien dommage que je ne sache pas en jouer. J'ai fait mes violons après avoir fabriqué même les outils nécessaires pour leur donner leurs qualités. Mais il est encore plus facile de les créer que d'en jouer ; c'est bien la première fois que je ne fais pas ce que je veux de mes dix doigts…" J. C.



Léon Gaston Vanstaevel est né le 26 juillet 1881 à Ghyvelde, il y a épousé Elodie Stéphanie Daeye le 3 janvier 1900, il est décédé à Hondschoote le 26 février 1973.

Merci à Laurent Claeys de m'avoir transmis cette info


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Yoska Pokker (1926-2009)




Le Tambourineur, septembre 1981 : "M. Joseph Pokker, luthier en violon à Lens, en plein cœur du bassin minier. Un soir de semaine en 1980, il est 20h30, FR 3 est à Lens. Les jeux de 20 heures se terminent. "Yoska et ses tziganes" apparaissent à l'écran pour clore l'émission. On me racontera tout ça le lendemain (car je n'ai pas le courage de regarder ces Jeux de 20 heures). Il est, paraît-il, fabriquant de violons. Contacts divers pour retrouver sa trace, et me voilà, quelques jours plus tard, chez Monsieur et Madame Pokker, dans la première maison d'un coron, propre et aéré, des abords de Lens.
On se rend compte tout de suite de la passion de M. Pokker ; sur un mur la dizaine de violons aux différentes formes qu'il a réalisés ces derniers temps, dans un coin un petit orgue électrique, dans un autre, un piano droit, récente acquisition, sur un coin d'armoire, une caisse de violon en train de sécher et sur le bahut, un disque (le dernier) du groupe de M. Pokker. Car ils ont fait 4 disques 30 cm. Le répertoire va du folklore tzigane "arrangé", aux airs de variétés beaucoup plus occidentaux et modernes.
Mais reprenons la discussion avec M. et Mme Pokker. J'apprends qu'il est né en France, mais qu'il a passé 10 ans en Hongrie. Il y rencontre sa femme, hongroise de naissance. Tous deux parlent couramment le hongrois.
Dans sa jeunesse, M. Pokker commence à travailler le bois avec son père, menuisier-charpentier. Puis il fut mineur de fond et après 26 ans de service, "al' bowette et al' raval", il prend une retraite anticipée. Désormais un peu plus disponible, il va pouvoir se consacrer à la musique, au sein de sa formation qui joue dans les bals de la région, mais aussi chez lui, en commençant quelques réalisations. Les premiers instruments qu'il fabrique, vers 1970, seront des mandolines et des guitares… pour la famille.
Ses premiers violons sont fabriqués sans notion élémentaire de lutherie, mais témoignent déjà d'une habileté dans la fabrication. Ses premières éclisses sont formées de bouts de bois collés… l'un après l'autre. Il a même fabriqué un violon, avec au lieu d'éclisses, 600 allumettes alignées et collées ! Il a construit aussi une contrebasse en contreplaqué, avec Madame Pokker qui l'aide à courber les éclisses ! Mais de toute façon l'instrument résonne, et sert d'ailleurs toujours quand le groupe se produit en bal. Il va acquérir ensuite quelques ouvrages importants de lutherie (Tolbecque, Millant), qui vont définitivement le mettre sur la bonne voie.
Il entend parler bien sûr des ateliers de Mirecourt, et s'y rendra d'ailleurs 6 fois pour rencontrer M. Pajès, M. Miller (père et fils), M. Morizot (directeur de l'école de lutherie), avec qui il apprendra quelques trucs du métier, et pour y acheter du bois et des pièces de lutherie. De retour à Lens, c'est chaque fois l'occasion de fabriquer un autre instrument qui différera des autres soit par sa forme, soit par sa finition. Depuis il a participé au Salon du Mineur en 1979, en présentant sa fabrication et participera sûrement encore au prochain en 1982.
Hormis plusieurs violons de conception "classique", M. Pokker a produit un alto, quelques quintons (violon un peu plus gros et possède 5 cordes), une copie "de tête" d'une viole d'amour (10 cordes dont 5 sympathiques) aperçue dans un atelier en Bretagne, et plus récemment quelques violons à la table et à la touche marquetées dont un violon du type "Hardangerfelen" norvégien, à cordes sympathiques.
M. Pokker applique ses vernis au pinceau plutôt qu'au tampon. Cela donne peut-être une touche plus artisanale. De toute façon, le fait qu'il soit un bon "violoniste" est un gage de sérieux dans la fabrication, quand on sait, en plus, qu'il est très exigeant sur la sonorité d'un instrument.
[…]
Ah oui encore deux choses importantes pour les personnes intéressées par l'acquisition d'un instrument de M. Pokker : les prix pratiqués sont très abordables compte tenu du nombre d'heures passées, et les délais sont très convenables.
Gaby Delassus"









La Voix du Nord 20 janvier 2009 :
Joseph Pokker, dit « Yoska », s'est éteint à l'âge de 83 ans samedi, à Liévin. Avec sa disparition, s'est tue une voix du bassin minier. Celle de ce mineur devenu musicien qui aura partagé sa vie entre l'obscurité du fond et la lumière de la scène.
On l'appelait « l'homme aux doigts d'or » ou « le mineur devenu luthier ». Joseph Pokker était devenu célèbre dans la seconde moitié des années 1940, alors qu'il conduisait l'orchestre de Yoska et ses Tziganes. Ce nom ne dira sans doute rien aux plus jeunes. Mais ceux qui ont connu l'âge d'or des bals, l'ont forcément entendu jouer un jour.
Durant près d'un demi-siècle, mineur le jour, luthier la nuit, Yoska a couru la campagne, les noces, les communions, les fêtes locales... et les plateaux télés : des Jeux de 20 heures, en 1980, à Incroyable mais vrai aux côtés de Jacques Martin en 1983. Imaginez donc : un homme devenu figure locale, qui troquait sans cesse costume de scène et visage impeccable contre gueule noire et bleu de travail…
Joseph Pokker est né en 1926 à Lens. Mais était rapidement parti vivre une dizaine d'années en Hongrie, pays dont ses parents étaient originaires, avant de revenir, au milieu des années 1940. « À notre retour, après l'Armistice, la main d'oeuvre, à nouveau, était recherchée , nous confiait le musicien en 1996. Il fallait relancer l'industrie charbonnière. Je suis entré aux mines de Lens, à la fosse 2. » Et c'est dans la musique que l'esprit de Joseph trouvera un échappatoire à ses douloureux souvenirs de guerre, ses blessures, et le dur labeur quotidien d'un mineur de fond. En compagnie de ses frères, Nicolas, le guitariste, et Jean, l'accordéoniste, Joseph le violoniste créera l'orchestre de Yoska et ses Tziganes. Dès lors, le groupe écumera toutes les scènes du bassin minier jusqu'au début des années 1990. « C'était quelqu'un de très généreux, se souvient son fils. Partout où on l'invitait, il venait, bénévolement. Jusque dans les maisons de retraite, au marché aux fleurs, aux enterrements des mineurs...  » Son dernier concert, Yoska l'avait donné en 2006 à Vimy. Depuis, il continuait à fabriquer des instruments, comme il en avait toujours faits. Des violons, contrebasses, vielles à roue ou mandolines, qu'il concevait avant d'exposer. Ses instruments qu'il taillait de ses mains d'orfèvre pour ses doigts d'or.
Romain Musart"


cithare en vente à Roubaix en 2005
photo personnelle

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Théophile Carey (1863-1923)


Collection Abel Laporte †


Théophile Amand Carey, Dunkerquois d'adoption, est né le 12 juillet 1863 à Arnèke, il est le fils de Jacques Winoc charpentier, scieur de long. Après avoir enseigné comme frère de la doctrine chrétienne pendant une dizaine d'années, il créé une entreprise de peinture, dont les bureaux se situaient au 20 de la place du Palais de Justice. C'est dans cette grande maison qu'il installera son atelier de lutherie. Il y exercera sa passion toute sa vie, de façon quasi clandestine, pour les nombreux amateurs dunkerquois. La qualité de son travail se distingue nettement de celle de la lutherie dite populaire, rien ne distingue ses violons de ceux réalisés par un professionnel, mais il aurait appris seul, à partir de quelques manuels nous a dit sa petite fille. En voici un exemple, croisé dans l'atelier d'un ami au début des années 2000.




Je remercie Hervé Castre de m'avoir contacté récemment. Il est en possession de ce violon qui appartenait à son père Daniel (1919-2008) qui a suivit les cours d'Arthur Dehon de 1932 à 1939. Ce violon avait été acheté 900 francs par son grand-père Gaston (1888-1966), batelier à Dunkerque, à Louis Dondeyne, professeur de violon et chef d'orchestre, comme le prouve le reçu conservé miraculeusement dans la famille. Daniel Castre n'a pas persévéré dans la pratique de la musique. Il s'est engagé dans l'armée de l'air où il a participé à la bataille de France en 1944 en qualité de pilote de reconnaissance.

Reçu de Monsieur Castre demeurant à Coudekerque-Branche
la somme de neuf cents francs, pour le règlement d'un violon
marqué Th Carey, luthier à Dunkerque plus un étui et un archet
Dunkerque le 9 avril 1932, L Dondeyne.
signature de L Dondeyne lors de son mariage en 1902


Rhéophile a réalisé aussi un violoncelle qui était joué par sa belle fille, Marie Barroy, épouse de Gérard Carey, lui-même excellent violoniste d'après le témoignage de leurs filles Geneviève et Françoise, toutes deux pianistes.
Au cours de la cérémonie du mariage religieux de sa fille Marie-Thérèse avec Daniel Florizoone, en 1921 à l'église Saint Jean Baptiste : se fit entendre un délicieux orchestre symphonique composé de nos meilleurs artistes dunkerquois : les violonistes MM. Louis et Fernand Dondeyne, Delhomme et Fonteyne : MM. Vermeulen et capitaine Leroy, altistes ; les violoncellistes, MM. Froment et Lemaire et le contrebassise, M. Arthur Dondeyne, accompagnés aux orgues par le jeune maître M. Emile Brande. Ce noyau d'artiste exécuta avec son habituelle maîtrise : la Marche des prêtres d'Athalie [de Mendelsohn] ; Quo Vadis, intermezzo pour violoncelle ; Cantabile de G. Sporeck ; Berceuse de [Théodore] Salomé ; terminant par la majestueuse Marche Nuptiale de Mendelsohn, tirée de Songe d'une nuit d'été. 
Louis Dondeyne est présent à ce concert on peut supposer qu'il y a joué avec le violon de Théophile Carey.

Théophile Carey décède le 9 mars 1923 à Dunkerque, il avait épousé Irma Lenys, originaire de Coudekerque-Village, à Dunkerque en 1891.

Christian Declerck

PS : Une découverte récente me permet d'ajouter un autre métier artistique au palmarès de Théophile. Il a été quelques temps artiste peintre et photographe si l'on en croit cette carte publicitaire :

collection personnelle




la place du Palais de Justice
emplacement de l'atelier de T. Carey

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Ce magnifique violon de Théophile Carey a ressurgi récemment à Périgueux, chez le luthier Damien Florio. En provenance directe de la famille de Théophile, il a été acheté par la ville de Dunkerque en avril 2022. Il a intégré la réserve du Musée des Beaux-Arts de Dunkerque.





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Jules Gantiez (1910-1984)





[…] Il voulait devenir menuisier comme son grand père maternel, la reconstruction d’Arras en décida autrement, il devint enduiseur-cimentier-coffeur. En fait il construit des violons depuis sa jeunesse, à partir d’outils à main dont il a réalisé lui-même une grande partie. La guerre et la captivité qui s’en suivit ne l’empêchèrent pas de fabriquer un violon dans les camps de prisonniers, il y avait un atelier de menuiserie. Il apprit à jouer de ses instruments, en apprenant la musique, seul, ou avec l’aide d’une cousine. Il se souvient d’avoir jouer du violon et du piston, entre les deux guerres, à Bois Bernard, Quiéry la Motte, dans les bals ou dans les églises ; et dans la salle paroissiale de Saint Nicolas les Arras. Il eut la chance de pouvoir s’offrir un copie de Stradivarius de 1721, qu’il restaura et dont il se sert toujours. Il a un faible pour les valses de Strauss, pour Cavalerie Légère de Suppé. Il les joue sur ses propres instruments, car il a mis un point d’honneur à les rendre crédibles. Un de ses amis, M. Robbe, vient les essayer, les accorder, non sans admiration pour les résultats obtenus. […]
Daniel LHOPITAL
La Voix du Nord, 30 octobre 1981

Jules Gantiez est né à Saint Catherine, près d’Arras le 12 novembre 1910, il est décédé trois ans après la parution de cet article, le 17 mars 1984 à Saint Nicolas les Arras. Son père, François, représentant de commerce, est né à Reims, sa mère Emilie Delattre est née à Calais, ils résidaient à Arras au moment de la naissance de Jules.




Voir aussi la page consacrée à Emile Remès, luthier amateur lillois, découvert récemment.





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